Le 4 août 1914, lorsqu’il est mobilisé au 111e régiment territorial d’infanterie, l’historien Jules Isaac a presque 37 ans. Il est alors professeur au lycée Rollin à Paris. Cette fois ce n’est pas la rentrée qu’il doit préparer mais rallier le dépôt de Montélimar avant d’être dirigé en cantonnement dans la vallée de l’Ubaye. Il intègre le camp de Condamine au pied du fort de Tournoux. Septembre commence. Il s’y ennuie, donne des conférences aux gradés et est promu caporal. Il mentionne ironique : « Il aura fallu dix-sept ans pour le conquérir ». C’est alors sa femme lui adresse une lettre pour lui annoncer la disparition d’un ami Charles Péguy. « J’hésitais à te parler d’une nouvelle qui te peinera mais tu auras sans doute déjà su que Péguy a été tué : les journaux en parlent à peu près tous… Je sais bien que tu lui gardais une profonde amitié et avec lui en plus ce sont tous les souvenirs d’une époque de ta vie, toute pleine de jeunesse et d’enthousiasme où se sont affermies la beauté et la droiture de ton caractère. Pour lui c’était sans doute la plus belle époque ! Il laisse une femme et des enfants. C’est dur. Si tu veux, je t’enverrai les articles des journaux où l’on parle de lui, un de Barrès dans « L’Écho ». Les journaux bien-pensants s’en emparent, « Le Salut » entre autres. Tu auras de la peine, mon ami et je te comprends ».
L’éclair de la Marne
Cette guerre qui commence est meurtrière et les balles ne font pas de différence entre le commis de ferme et l’écrivain. Isaac ne commente pas cette nouvelle dans l’immédiat. Il patiente jusqu’au 13 janvier 1915 et après avoir lui un article des « Débats » sur la mort de son ami griffonne : « Très belle mort d’un vrai chef. Quel passé aboli ! Quelle misère ! La guerre terminée, quoi qu’il arrive, nous ne vivrons plus, nous les hommes de 40 ans, qu’au milieu des ruines ». Il discerne déjà des générations sacrifiées. Pourtant, il souhaite dès le 13 septembre que la Champagne et l’Argonne soient nettoyées. Après l’issue heureuse de la première bataille de la Marne il écrit le 13 septembre 1914 : « Un prisonnier de guerre, un lieutenant de réserve… un bon petit Allemand, gras et blond. Il est difficile d’imaginer que ce sont ceux-là qui se sont transformés en brutes sauvages. Mais la sauvagerie est chez ces gens, je crois, affaire de discipline, un système méthodiquement appliqué. Ce n’en est pas moins odieux, et c’est peut-être encore plus déshonorant ». La guerre est légitime pour le caporal Isaac qui remarque encore : « Cela demande du temps et du sang… La victoire est à ce prix et l’enjeu est toute la civilisation ». Conscient d son âge, il sait que sa participation au conflit n’est pas en rapport avec les besoins de la France : « Tous les territoriaux sont bien vieux pour se battre, tout juste bons à mon avis, à garder un camp retranché ; moi-même, je ne marche plus comme autrefois ; mes articulations vieillissent aussi » reconnaît-il le 18 septembre. La fatigue revient dans toutes ses observations : « Les hommes marchent bien, très bien même pour des territoriaux, mais ce sont des hommes ; ils ne sont pas transfigurés, ce ne sont pas des guerriers, mais de bons pères de famille qui pensent beaucoup à leur famille ».Au bord du canal de l’Aisne
Cette distance d’avec ses proches, Jules Isaac le ressent comme ses camarades et c’est pour lui une fracture qui s’ajoute à celle de la guerre. Il s’amuse de son régiment qu’il nomme tantôt le « 111e terrassier » ou le « 111e errant ». Il insiste aussi sur les privations, l’impossibilité d’avoir une bonne hygiène. Il découvre la malédiction de la boue qu’il qualifie : « de notre pire ennemie ». En octobre 1914, le voici dans le Soissonnais. Il rejoint un petit village Presles, le long du canal de l’Aisne et ses premières impressions ne sont pas enthousiasmantes : « Nous tombons dans la vie végétative de brute ». Très vite il est confronté à la mort, en particulier devant Vailly-sur-Aisne : « Tous les jours la compagnie va occuper une tranchée de 1re ligne, mélangée aux troupes actives et ceci devient plus intéressant. C’est la vraie guerre, on pourra même charger son fusil ». Est-il encore fasciné par le conflit comme lorsqu’il a écrit : « Les lueurs d’explosions et de projections et toute l’orchestration assez impressionnante, crépitements de la fusillade, bourdon du gros canon, voix plus grêle et précipitée du 75, ce n’est pas rien ».Depuis Soissons, l’historien émet des doutes : « La France ne s’est jamais guérie de la saignée des guerres du premier Empire ; c’est depuis ce moment que la natalité a décru. La saignée de 70 l’a terriblement anémiée. Comment dans ces conditions envisager l’avenir ? ». Dès son arrivée en Picardie il s’interroge lucide : « À quoi bon sacrifier 2000 hommes pour gagner 50 mètres ? Je m’explique difficilement les raisons d’agir de nos chefs et ces multiples attaques partielles ». Et d’ajouter : « Le métier de soldat c’est sérieux et dur ».
http://www.lunion.presse.fr/region/special-14-18-jules-isaac-sur-le-front-soissonnais-ia0b0n346964
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire